
mohlitz vu par christian noorbergen
Difficile première rencontre avec Philippe Mohlitz, lors d’une grande
rétrospective de ses dessins et de ses gravures au musée de Bordeaux. Chargé d’un dossier pour la revue Artension, l’artiste costaud m’aborde
sèchement : « Allez-vous, comme beaucoup, recopier le dossier de presse ? ».
Moi de répondre avec le même ton : « je ne les lis pas ! C’est vous que je veux
rencontrer ! ». Et d’échanger avec lui, très longuement, avec un ou deux verres
de vin rouge. La suite fut riche et superbe, devenue très amicale en peu de
temps ! Grâce d’abord à l’évocation d’amitiés partagées, en particulier celle
avec Roland Cat, immense figuratif. Philippe et Roland, deux amis hélas
disparus depuis cette rencontre.
Chaque dessin de Philippe Mohlitz révèle ce qu’il projette sur ses écrans
intérieurs : le champ agrandi de ses perceptions souterraines. Intemporel et
décalé, cet artiste à rebours et à rebrousse-clichés traverse l’époque en astre
sombre, secouant à vif les artifices du temps. D’un “métier“ sûr et éblouissant,
il a retrouvé la hauteur créatrice des plus grands graveurs. Accoucheur de
ténèbres, il racle le fond… On navigue à vue nocturne dans ces sanctuaires
silencieux de l’extrême dedans, tous prodigieux et sidérants. L’air raréfié de ces
scénographies évidées, emprisonnées à vie dans les rumeurs de la nostalgie,
donne un ciel plus opaque et plus fort que celui des cartes postales de la
modernité.
L’art fabuleux de Philippe Mohlitz est rituel d’apparition, contre toutes les
disparitions. Dans son immédiateté brutale, dans sa physiologie de l’impact
visuel, il se détache des pesanteurs esthétiques comme l’âpre vie de son
œuvre, fusionnée aux sources les plus enfouies, s’arrache aux pesanteurs
vécues. Sur fond fluctuant couleur d’abîme, où l’existence hésite à s’accrocher,
Mohlitz franchit les interdits qui barrent l’accès au réel ancien et monstrueux
de la nuit d’origine. Sous le toujours vaste dessin qui surgit, pluriel, hétérogène
et somptueux, couve une infinité d’autres traces, infimes et enfouies. “Je
planque des détails à découvrir, comme autant de bouteilles à la mer“. Il y a
ainsi des secrets de mémoire, des secrets de vie et des secrets d’amitié,
restitués intacts, et noyés dans des flaques de ténèbres.
Sidérante capacité à créer de secouantes torpilles graphiques, à coups de
ruptures de sens et de courts-circuits psychiques. Tout cela lui permet, aux durs
confins de la vie ordinaire, de fouiller des zones mentales insensées, magiques
et sublimes.
Exhibant les dessous des cultures, Mohlitz étreint l’espace. Détecteur des hauts-fonds, ce veilleur d’âme traversé d’altérité, ne cesse de s’aventurer vers l’inexploré, laissant en jachère le champ fatigué du compréhensible.
Il affirme clairement ne créer que dans et par ses rêves. L’art qui respire
l’inconscient sert de nourriture crue aux faims essentielles, celles qui donnent
envie de mordre dans les chairs de l’univers, et donnent à chaque être la source
de sa propre respiration. Philippe Mohlitz, grand seigneur du grand dessin,
ensemence le vide. Il ose mettre en scène ce qui couve sous la scène infinie
des apparences.
Dans l’immensité de son incroyable profusion plastique, il ose broyer du noir
pour faire sourdre l’apaisante lumière d’une respiration centrale.
Le fantastique habité est son territoire de création. Il n’a pas de limite, et notre
rapport à la réalité vacille…
Si Mohlitz élargit l’espace pictural, c’est d’abord parce qu’il élargit l’espace
mental. Il part des soubassements inexplorés du psychisme primordial. Dans les
voilements de l’œuvre, dans ses replis étouffés aux allures hasardeuses et
telluriques, on perçoit tension aiguë et densité de métal. Ses dessins tendus
incisent durement l’opacité, et des flaques de ténèbres, tueuses d’attendu,
bouleversent notre vieux monde familier. La nuit éloigne à l’infini les attendus
du réel, et l’humain se délivre ainsi des enfermements du savoir.... Au bord du
gouffre, les espaces d’art de Mohlitz sont envoûtés, obsessionnels,
hétérogènes, et toujours pluriels.
Par son face-à-face implacable, quand la lave humaine sommeille dans les
profondeurs bloquées, l’artiste-démiurge assène la singularité âpre et
terrifiante du ressenti archaïque. Au sein inouï des implacables tensions des
noirs et des blancs, la marque absolue des grands seigneurs de la création.
Christian Noorbergen est un critique d'art et écrivain français au style poétique et singulier. Connu pour ses analyses profondes et ses métaphores audacieuses, il offre une lecture sensible et émotionnelle des œuvres contemporaines. Collaborateur recherché, il rédige préfaces et critiques pour de nombreuses expositions, mettant en lumière des talents émergents et explorant les dimensions spirituelles et philosophiques de l'art. Sollicité dans les jurys de salons et prix artistiques, il incarne une voix unique dans le monde de la critique d'art, alliant passion et créativité.


mohlitz vu par maxime préaud I il y'a de l'inquiétude
Philippe Mohlitz, quand on ne le connait pas très bien, n’est pas
un interlocuteur facile. Il ne converse pas vraiment, il jette les
mots. Ce qu’il veut bien qu’on sache de lui, il le met dans ses
gravures, ce qui ne simplifie pas la tâche du curieux.
Et il y a de la matière : pendant plus de quarante ans - les premières
gravures datent de 1965 il ne s’est pas laissé aller à la paresse.
Ses estampes sont souvent d’assez grandes dimensions, pour
des burins, elles sont toujours complexes, et la plupart du temps
préparées par des dessins qui ne sont pas moins fouillés.
Sa manière n’est pas celle du burin rangé aux belles tailles tel qu’on
le pratique au Grand Siècle. Elle est à la fois plus ancienne et plus
moderne. Si Dürer est à l’évidence la référence première, ne fût-
ce que par le biais de la mélancolie qui l’affecte heureusement,
Mohlitz ne montre pas la placide harmonie que l’on rencontre
chez le maitre nurembergeois. Ses sujets sont plus sombres, son
style plus agité. Il y a de l’inquiétude.
Aussi, bien que dans un cas comme dans l’autre règne une
exaltation de la solitude, retrouve-t-on davantage Mohlitz dans
l’exubérance d’un Rodolphe Bresdin, le Bresdin des ciels bouclés,
des nuages échevelés roulant comme des vagues, le Bresdin des
foules et des mêlées confuses, le Bresdin du Bon Samaritain et de
la Comédie de la Mort, celui des intérieurs surchargés d’ustensiles,
de bibelots. de fruits, de légumes et de lapins, tout ce qui lui
avait valu l’épithète d’inextricable dont l’avait ingénieusement
affublé Robert de Montesquiou et que Mohlitz serait en droit de
revendiquer.
Autre point qui l’éloigne de Dürer et le rapproche de Bresdin, il est
plus dessinateur que peintre et travaille davantage le trait que la
d’où une luxuriance formelle que seul autorise le goût immodéré
de la ligne. Pour lui, un trait échappé s’il y en a, mais les plus grands
connaissent de ces accidents est l’occasion d’ouvrir un chemin
de traverse, le départ d’une nouvelle histoire. Car, peut-être
plus que les autres arts, le burin est un plaisir solitaire, de même
le dessin à la plume très élaboré auquel se sont livrés nombre
artistes contemporains de Mohlitz, comme les Velly, Doaré, Rubel
et d’autres Desmazières.
Et il en raconte des histoires ! On ne peut pas dire que l’on en
comprenne toujours le sens ni même le déroulé. Mais c’est ce que
nous aimons, du moins certains d’entre nous. A tenter de saisir
la démarche et la signification de l’oeuvre, on s’y plonge, loupe
à la main, on regarde, lentement, et on découvre un monde. On
n’oublie pas de faire pivoter la feuille, car il y a des choses qui
soudain apparaissent, inattendues dans la géométrie classique.
On prend plaisir à se perdre dans les marais, à s’égarer dans la
jungle, à fouiner dans les déchetteries, à chiner dans les vide-
greniers, à errer dans des lieux étranges où il se passe d’étranges
choses. On a peur, parfois, de ce qu’on voit. Car Mohlitz n’est
pas (plus ?) un enfant de choeur, malgré la récurrence des
architectures religieuses dans son oeuvre, et l’humour érotico-
macabre qu’il développe sans relâche lui interdit à peu près
sûrement le paradis des bien-pensants.
Mais on peut craindre aussi ce qu’on ne voit pas. Il y a souvent
une menace en suspens. Il adore les machines, ou les machineries
(sans doute moins les machinations), appareils souvent
improbables d’ailleurs il n’y a pas que des motocyclettes avec
des engrenages partout. C’est peut-être en partie comme cela
qu’il fonctionne, à l’engrenage, une taille en entraîne une autre,
une forme en suggère une autre, etc., mais parfois l’engin devient
un instrument de torture. On entend dans les ténèbres des pleurs
et des grincements de dents.
Un des ressorts de son fantastique est l’oxymore graphique plus
que sur l’anachronisme, il joue sur les contrastes dimensionnels,
comme Lewis Carroll dans Alice au pays des Merveilles, ce qui
permet en outre de mettre en valeur sa virtuosité technique.
Loupe ou pas loupe, il faut sans cesse accommoder, ce qui ajoute
encore à la difficulté de la lecture.
Bref, avec les images de Mohlitz, on ne s’ennuie pas. L’énigme
est là, dans chaque estampe. Une idée passe, on croit que l’on
va toucher, attraper la queue d’une solution, mais c’est un lézard
qui se libère et s’enfuit vers le lointain, comme la perspective
ferroviaire de l’Autoportrait pluriel.
En plus, c’est beau.
Maxime Préaud est archiviste paléographe (1969). - Il est entré au département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale en 1970. Il y a accompli toute sa carrière. Il dirige la Réserve du département depuis 1986, puis est nommé en 1995 Conservateur en chef à la Bibliothèque nationale de France, Réserve du Département des Estampes, jusqu'à sa retraite en 2010.
Il est lui-même artiste graveur et expose ses oeuvres.
